J’ai mangé du fugu, le poisson le plus dangereux au monde

Alors que je me trouve à Tsuruoka dans le Nord du pays, Takeshi Suda, un des plus grands maîtres cuisiniers du Japon, me vante les mérites culinaires de sa région, connue pour être le chantre de la gastronomie japonaise. Au détour d’une conversation, l’homme m’invite à déguster un met de choix : du Fugu, le poisson le plus dangereux au monde. Je vous présente ainsi une des expériences culinaires les plus intenses de ma vie.

Le Nord du Japon est synonyme pour beaucoup de voyageurs, d’un territoire encore authentique, bien éloigné de la fureur et de la modernité des grandes villes japonaises. Pour découvrir un Japon ainsi traditionnel, à la limite de l’impérial, je parcours la région de Tsuruoka et dans le Samo aquarium, je fais la connaissance de Takeshi Suda, un chef exceptionnel qui m’invite à déguster du Fugu, un poisson aussi mythique que craint, du fait du poison qui coule dans ses chairs et qui peut tuer un homme qui aurait le malheur d’en goûter les parties contaminées.

Pour découvrir le récit voyage photographique complet de cette partie de la découverte du Nord du Japon, n’hésitez pas à vous rendre sur le lien suivant : https://hors-frontieres.fr/japon-nord-partie-1-2-les-monts-sacres-des-moines-yamabushis/

L’homme, visage juvénile sans âge parle posément, un Anglais impeccable. Vêtu d’une chemise ouverte légèrement, il se tient droit, un peu à l’instar de tous les Japonais que nous avons rencontrés. Sans savoir qui il est réellement, je lui présente mon travail dans le Nord du pays et anecdote après anecdote, il commence à me sourire et à se détendre. Un verre de Saké en entraînant un autre, il me tape sur l’épaule et me confesse que suite à la tempête s’étant abattue depuis plusieurs jours sur l’île, trois hommes d’affaire qui lui avaient réservé une table ont préféré annuler et qu’il se retrouve avec trois fugus au prix d’achat de 500 dollars chacun.

Face à mon étonnement quant au coût énoncé, il m’explique la rareté de ces poissons dans l’océan qui borde le pays et la difficulté pour les pêcheurs de les récupérer. Face au travail que je mène, il souhaite me récompenser en m’offrant non pas un, mais trois fugus qu’il va me préparer en sashimi après m’avoir dévoilé son art.  Je suis touché par tant de sollicitude et incline ma tête en guise de remerciement.

1) Un poisson au poison qui coule dans les entrailles

Poisson réputé dans la cuisine japonaise depuis au moins 2300 ans, le fugu est considéré comme un met de roi et par certain, comme le meilleur plat auquel un humain peut goûter. C’est d’ailleurs ce qui justifie en partie son prix. Mais pas seulement, car pour le travailler, les chefs doivent avoir suivi une formation s’étalant sur plusieurs années.

Le fugu, de la sous-espèce des poissons globes ou de son nom scientifique : « tetraodontidae » mesure en moyenne une vingtaine de centimètres et comporte 7 genres différents et 53 espèces ; il a la particularité d’être un des poissons venimeux dont le poison est mortel et sans antidote. Le foie du fugu, sa peau et ses parties génitales, contiennent de la tétrodotoxine, une toxine neurotoxique qui attaque le système nerveux et entraîne une mort certaine, le corps médical ne pouvant empêcher la propagation du poison dans le sang.

Les victimes en ayant ingéré ressentent des symptômes identiques à ceux d’un gaz neurotoxique. Les nerfs cessent de fonctionner, les muscles se bloquent et la mort par asphyxie survient, en général dans les 4 à 6 heures après l’ingestion.

Le fugu ne produit pas directement le poison mortel pour l’homme, qui résulte d’un processus interne conséquence de son alimentation, principalement des bactéries et des algues toxiques. Quand le poisson mange ces organismes, son système digestif conserve la substance toxique, la tétrodotoxine, dans son foie et dans d’autres organes. Ainsi le fugu devient lui-même toxique pour se protéger d’éventuels prédateurs. Précisons, sans misogynie de notre part que les femelles fugus sont encore plus toxiques que les mâles car elles stockent également du poison dans leurs ovaires.

Après une contamination, les symptômes commencent par l’apparition de picotements sur la langue. Rapidement, les muscles deviennent faibles et le sujet commence à présenter des difficultés à respirer. Jusqu’à ce qu’il ne puisse plus du tout bouger, attendant de manière inéluctable la mort.

Pour prévenir les intoxications, le gouvernement japonais qui interdit la vente du foie et des parties venimeuses des fugus a mis en place une législation qui encadre strictement la préparation de ce poisson qui peut évoluer en eau douce ou en eau de mer.  Seuls quelques cuisiniers sont autorisés à le préparer suivant une découpe précise, après avoir suivi une formation pouvant durer jusqu’à cinq ans et validé un examen précis dont le taux de réussite avoisine les 50 %.

Autre information importante. Le poison produit par le fugu est 100 fois plus puissant que le cyanure : 20 grammes de fugu suffisent à tuer à coup sûr un adulte.  D’ailleurs, une loi interdit encore aujourd’hui à l’empereur du Japon de manger du fugu, quelle que soit la partie.

2) Le fugu, un poisson laid et unique

Après avoir visité le Samo aquarium, je rejoins le chef dans sa cuisine ouverte sur l’océan. Autour d’une sorte d’estrade, vêtu de son uniforme de travail et de son gant en métal, afin de lui éviter toute coupure qui serait synonyme d’une mort certaine, il m’accueille en me montrant un tabouret qui lui fait face.

Un peu à la manière d’un chef d’orchestre, il contrôle de son centre de salle, tout le restaurant.

Sur le plan de travail, dans un panier : les poissons…d’une laideur sans pareille. Les yeux globuleux, une sorte de blob ayant trop fondu au soleil, ils ne me donnent pas envie. Leur peau semble suinter une espèce de liquide opaque et en fin de vie. Autant dire qu’ils ne présentent pas le majestueux de certaines espèces aquatiques, ni la grâce ou la beauté d’autres.

Posés sur le dos, leur forme allongée et bombée sur les côtés accentue leurs tâches noires, ce qui renforce encore un peu la niaiserie de leur regard. Lors de la répartition des gênes par Dame nature, pour sûr, ils sont arrivés en retard ! A la limite, en les regardant bien, on pourrait être à même de penser à un xénomorphe, ou du moins à une larve xénomorphe, référence directe à la série de films : « Aliens »

Voyant mon regard surpris fixant le poisson, le chef qui vient de poser sur la table, son couteau spécial : «  le fugu hiki » me répète pour ne pas que j’oublie : « fugu, fugu, fugu » tout en riant à gorge déployée.

Je prends alors conscience que devant moi, ce petit poisson informe à la laideur solide va me faire vivre l’expérience culinaire dont je rêvais, mais que je considérais inaccessible, seulement réservée à quelques privilégiés fortunés au courage mortifère.

3) Un art culinaire précis et solennel

Dans un silence de cathédrale, le chef place sur sa main gauche son gant constitué en fil de métal afin de le protéger d’une coupure qui signifierait la mort, le poison ayant été au contact du couteau pouvant se propager rapidement dans le sang du cuisinier.

Il entoure le poisson de ses mains et prend une inspiration. Il se saisit ensuite de son couteau qu’il retire de son étui à la manière d’un samouraï. Le geste semble si certain, si assumé mais si lent que j’ai le temps de pouvoir, sans les comprendre, lire les inscriptions gravées sur la lame.

Furtivement, il coupe les nageoires du poisson, puis l’incise au niveau de la tête, sectionne à plusieurs endroits la peau qu’il lui retire comme un vêtement. Le poisson ou du moins ce qu’il en reste est encore plus laid, son corps étant accentué par les vaisseaux sanguins qui semblent éclater les uns après les autres dans une réaction en chaîne.

Il lui sectionne ensuite la tête, la bouche, et lui retire les yeux en effectuant un scalp précis, chaque coup de couteau étant vif, sans hésitation.

De ma position, je pourrai croire que les coups sont portés au hasard, mais en réalité, la barbarie qui se projette devant moi est hautement assumée et c’est en ce sens, qu’elle est maîtrisée.

Le chef effectue quelques encoches sur le dessus du poisson qu’il découpe à plusieurs points du corps et en retire d’un trait l’intérieur.  Les ovaires sont retirés en premier : « Si tu goûtes ça, tu meurs… » En Anglais : « If you eat this, you will die »

Le chef continue en retirant le foie. Il n’hésite pas à gratter la chair de cet organe, cette partie du poisson provoquant de manière aléatoire quelques petits picotements sur la langue et étant en ce sens, appréciée des japonais.

Chaque coup porté au poisson est volontaire afin déjà de retirer les organes infectés, puis d’empêcher la propagation éventuelle du poison restant.

Lorsque l’intégralité de la partie infectée a été retirée, le chef lave avec soin le filet de chair qu’il est parvenu à extirper. Tout en gardant son gant.

4) Une attention particulière portée à la présentation

Une fois que le filet de poisson a été soigneusement rincé, le chef se saisit d’un couteau à la lame beaucoup plus fine. Il prend une autre inspiration et demande à ses équipes de lui porter une assiette de couleur noire.

Avec dextérité, il commence à couper de fines tranches dans le filet ainsi débarrassé de ses fioritures. Tranche après tranche, il commence à constituer sur l’assiette un puzzle qui prend forme. Les tranches sont si fines, de l’ordre du millimètre, que je peux parvenir à voir à travers.

Chaque morceau coupé est placé en longueur sur l’assiette en son côté extérieur. Il continue avec la même dextérité à trancher des morceaux de cette même épaisseur sur le poisson, qui disparaît rapidement.

Je ne peux qu’admirer morceau après morceau, ces riens qui deviennent un tout et forment une fois assemblés dans l’assiette, une sorte de plumage, qu’il sublime avec les morceaux d’une nageoire.

Puis après avoir posé sur l’assiette à différents endroits, de la pâte orange, il tourne l’œuvre vers moi. Je reconnais ainsi un cygne.

Avec le reste de fugu, qu’il taille en morceaux un peu plus gros, il constitue des nuages, qu’il agrémente de petits bouts d’un citron endémique à l’île.

Son œuvre d’art se termine effectivement avec la propagation, toujours millimétrée, de paillettes d’or sur ce tableau culinaire que je dévore des yeux.  Le cygne, les ailes déployées mérite son envol.

5) Un plat divin

Une fois son plat terminé, le chef, d’un geste de la main appelle plusieurs collaboratrices sortant de nulle part qui effectuent en quelques secondes, un dressage de table parfait.

Dans un petit bol en porcelaine fine, je place un peu de sauce soja, que je mélange à un peu de Wasabi.

Le chef place l’assiette à mes côtés et me regarde fixement. Je me saisis de mes baguettes et alors que je ne les maîtrise pas totalement, je parviens à attraper un morceau de ce plat qui, je dois le dire, créer en moi, une attraction irrésistible.

Malgré tout, je ne peux pas m’empêcher de ressentir une petite crainte. Mille questions me traversent l’esprit. Le questionnement qui survient avant une épreuve peut être redoutable. Il est généralement libérateur d’adrénaline, mais peut tout autant tétaniser son porteur. Et si avant de sauter à l’élastique, le câble cède ? Et si avant de faire une plongée, je me noie ? Et si malgré son talent, le morceau que je vais goûter est contaminé ?

Des milliers de questions apparaissent dans ma tête : « Dois-je le tenter ? Et si je ne le tente pas maintenant, vais-je le regretter ? Aurais-je un jour l’occasion d’en remanger ? Et si je ne vois plus mes proches ? » Quelle fin ! Mort après avoir mangé du fugu.

Je suis partagé entre l’excitation de goûter un plat mythique et la peur de me voir mourir. Mais, je sais aussi que cette expérience unique ne pourra être vécue qu’ici, en l’instant. Qu’ailleurs dans le monde, ainsi que me l’a confirmé le chef, il est strictement déconseillé de manger du fugu, qui plus est à un prix encore moins abordable.

Je ne peux plus reculer. Avec soin, je plonge mes baguettes dans l’assiette pour me saisir d’une partie de son aile droite. Le morceau est si fin qu’il tente de se substituer à mon emprise. Je redouble d’effort pour le maintenir solidement ; le faire tomber serait synonyme d’un échec aux yeux du chef.

Je plonge mes baguettes dans la sauce soja ; je laisse mariner quelques instants le morceau. Puis, je le dirige vers ma bouche. Je peux sentir l’odeur indescriptible de la chair qui se rapproche et frôle mes papilles gustatives. Je ferme les yeux.

Alors que le chef me regarde fixement, semblant attendre une réponse de ma part, je ne bouge plus. Le morceau sur ma langue commence à faire son effet. La sauce soja tout d’abord libère ses arômes, puis sans avoir besoin de croquer, le sashimi de fugu parvient à sensibiliser mes récepteurs.

Immédiatement, un sentiment d’extase m’envahit. Je ne sais pas ce qu’il se passe, ce qui se produit dans ma bouche, mais mes sens semblent en éveil. Je ne parle pas, je ne bouge pas un cil. Je profite de ce moment magique hors du temps.

Je ne parviens pas à mettre de nom sur ce ressenti, ni sur la texture de ce que je mange. Je me mélange les pinceaux et ne parviens pas à définir ce que je vis. Ou du moins, ce que mes papilles ressentent. En ce qui me concerne, je me sens bien, même très bien. Peut-être trop bien. J’en viens même à me questionner sur la réalité de ce que je vis. Peut-être aie-je ingéré un morceau contaminé ? Peut-être est-ce ce qu’on appelle communément : « le début de la fin ? »

C’est alors que je me reprends et croque dans le morceau, si fin, dont la moindre parcelle a été aspiré, un peu comme un enfant absorbe le sirop de sa glace à l’eau. Je relève mes sourcils. La texture se précise. L’élasticité du calamar, la tendresse du poulet, l’onctuosité du poisson… Un met sans nom, sans possibilité de se rattacher à une quelconque expérience. Un goût paradoxal. A priori neutre, mais prononcé. De base caoutchouteux mais résistant. Tout ce que j’ai pu connaître n’a plus court, les sens s’évertuent à donner une représentation cartésienne, mais comment décrire ce qui ne peut que se ressentir.

J’avale le morceau, puis béatement, je souris. Je lève mon pouce, signe de gratitude. Le chef se détend. Il se saisit à son tour de baguettes et goûte son plat. Il l’apprécie ; son regard en dit long sur la fierté qu’il ressent en cet instant.

Puis, je continue, encore et encore, sans m’arrêter. Je vis une sorte de pulsion, qui m’oblige à me servir…encore et encore…à l’instar d’un drogué, je ne parviens pas à contrôler cette envie qui me pousse à manger ce met divin.

Après une dizaine de minutes et bien la moitié du cygne consommé, je commence à être rassasié. Mes prises avec les baguettes que je maîtrise de mieux en mieux sont plus espacées. Je voudrai pourtant me dégoûter, pour être sûr de ne plus jamais avoir envie de toucher à ce plat, un peu pour conjurer le sort, du moins beaucoup pour ne pas avoir peur un jour, alors que j’aurai repris ma vie, d’en vouloir à un tel point que cette envie en deviendrait incontrôlable. Mais je ne parviens pas à me dégoûter. Le met est si fin, si délicat. Je ne parviendrai jamais à en retrouver ce goût.

Alors, je continue, bouchée après bouchée. J’humidifie un peu ma bouche tout de même afin de voir si aucun picotement ne vient perturber ce festin divin… Et je continue, jusqu’à terminer tout le plat. Le cygne est mort. Vive le cygne !

Je viens de vivre un rêve éveillé, l’accomplissement d’un souhait ultime gastronomiquement parlant. Toute la légende qui entoure ce plat typique n’est aucunement usurpée. Je dirai même que la réalité transcende le fantasme. Sans grandiloquence possible, sans hyperbole, ce plat, le meilleur que j’ai pu goûter montre ce que l’être humain sait faire de mieux.

Je quitte le restaurant en tentant de garder le plus longtemps possible les ressentis de cette expérience qui m’entourent et me couvrent.  Je m’en enveloppe et m’abandonne à eux.

Ma vie culinaire vient de se terminer avec ce repas qu’aucun autre ne pourra transcender. Je ne serai plus jamais le même.